Louis Meigret

Le Menteur de Lucien. Transcription en graphie modernisée

[30] LE MENTEUR OU L’INCRÉDULE

de Lucien : les personnages duquel sont Tychiade, et Philocle

1. Tychiade

Me pourrais-tu point dire Philocle que peut finalement [finablement] être ce, qui attrait plusieurs à un désir de mentir, et de semblablement s’éjouir à ne dire rien qui vaille : et qui rend beaucoup plus ardents les faiseurs de tels contes.

Philocle.

Il y a beaucoup de moyens Tychiade, qui forcent aucuns de mentir pour le profit, qu’ils y voient.

Tychiade.

Il n’y en a point (ainsi qu’ils disent) aussi ne m’enquérais-je pas de ceux, qui mentent là où la nécessité le requiert : ceux là de vrai sont dignes de pardon, et la plus grand part d’eux, de louanges, quiconque, ils soient qui ont trompé les ennemis, ou qui pour leur salut ont à la nécessité usé de quelque telle manière de médecine : comme plusieurs telles en a fait Ulysse rachetant sa vie, et le retour de ses compagnons : mais je parle de ceux qui sans nécessité préfèrent de beaucoup la mensonge à la vérité étant leur plaisir en cela, et qui en font métier sans aucune nécessaire occasion. Je voudrais donc bien savoir pour quel profit ils le font.

2. Philocle.

En as tu quelque part trouvé de tels, auxquels le désir de mentir soit si naïf ?

Tychiade.

Je t’assure bien, qu’il en est un bon nombre de tels.

Philocle.

Quelle autre chose donc faut-il dire être [31] cause qu’ils mentent, sinon faute d’entendement ? Comme qui choisissent la pire chose du monde pour la meilleure.

Tychiade.

Ce n’est pas cela. Car je t’en montrerai plusieurs bien entendus es autres choses, et d’un sens merveilleux : et toutefois je ne sais comment perdus en ce mal, et affectés à la mensonge, de sorte que je suis bien marri que tels hommes grands en toutes autres choses prennent plaisir de tromper eux, et ceux qu’ils rencontrent. Ces anciens de vrai (ce que par raison tu connais mieux que moi) comme, Herodote, Ctesias de Cnidie, et les poètes auparavant eux, même Homère, tous hommes de renom usaient de mensonges écrites : pour non seulement abuser ceux, qui lors leur prêtaient l’oreille : mais aussi afin, que livrées de main en main elles vinssent jusques à nous gardées en très beaux vers et mètres. Pour lesquels vers bien souvent j’ai eu honte, là où quelquefois ils récitent la fente du ciel, et les liens de Prométhée, avec la rébellion des géants, et toute cette tragédie des enfers : comment aussi Jupiter se soit par amour tourné en taureau, et en cygne : la manière aussi comme quelqu’un ait été tourné de femme en oiselet ou ourse. Outre plus les Pégases, Chimères, Gorgones, Cyclopes, et toutes telles choses qui sont fables sottes et monstrueuses, et qui peuvent offenser le cerveau des petits enfants, craignant encores les esprits, et fanstasmes : combien que par aventure elles soient tolérables aux poètes.

3. Mais n’est-ce pas une moquerie que jà toutes les villes, et nations mentent apertement et publiquement ? Comme quand les Candois n’ont point de honte de montrer le sépulcre de Jupiter : et que les Athéniens [32] di[s]ent qu’Erichtonius est né de la terre : et que les premiers hommes au pays d’Attique sont sourdis d’elle à la façon des herbes de jardin. Il est vrai qu’ils sont beaucoup moins déhontés, que les Thébains, récitant qu’aucuns semés des dents de serpent ont été germés : et si quelqu’un ne croit ces choses être vraies, comme dignes de moqueries, et qu’au contraire en les examinant il les estime être de quelque Chorebus, ou Margite, ou bien s’il ne croit Triptolème avoir été porté en l’air sur les ailes d’un dragon: ou bien qu’un certain Pan ne soit venu d’Arcadie au secours de Marathon : ou qu’Orithtyie n’ait été ravie par Borreas, on le tiendra pour un exécrable, et transporté d’entendement, comme qui ne croit choses tant manifestes, et vraies : tant a de pouvoir la menterie.

4. Philocle

Par aventure aussi Tychiade le faudra il pardonner aux Poètes, et villes. Les poètes de vrai mêlent en leur poésie cette volupté qui part d’une fable, comme qui est un bien grand amiellement, et dont ils ont besoin envers les auditeurs. Au regard des Athéniens, et Thébains, et s’il en est d’autres, ils rendent par cette manière de fiction leurs pays plus vénérables : car si on ôte les fables de la Grèce, il n’y aura point de faute, que leurs réciteurs mourront de faim, vu qu’il ne se trouvera plus hôte qui même franc de paye veuille ouïr la vérité. Mais s’il en est qui sans aucune telle occasion s’éjouissent en mensonges ceux-là véritablement sembleront à bonne raison dignes de moqueries.

5. Tychiade.

Tu dis très bien : de vrai je ne fais que venir soudain d’avec cet Eucrate, là où comme j’eusse ouï beaucoup de choses incroyables et fabuleu-[33]-ses, je suis parti à mi propos, ne pouvant porter un récit tant excessif : et m’ont chassé comme quelques furies en récitant tant de choses monstrueuses et étranges.

Philocle.

Si est-ce Tychiade qu’Eucrate est un homme grave, ni n’est âme qui crut que ce personnage là sexagénaire avec une si longue barbe, et qui outre plus a longuement versé en la philosophie ait eu le cœur d’ouïr en sa présence un menteur, et encore moins osé telles choses.

Tychiade.

Mais mon ami tu ne sais pas, quels contes il faisait, ni ce qu’il assurait fermement : et comme davantage il jurait assurément en la plupart, même appelant à témoignage ses enfants : tellement qu’en le regardant j’avais diverses fantaisies : comme quelquefois, qu’il était transporté du sens, et mal rassis : quelquefois aussi je disais à part moi, que je ne m’étais jamais aperçu qu’il fut abuseur, ni qu’il eut porté si longuement sous une peau de lion cette façon de singe si digne de moquerie : tant étaient ses contes déraisonnables.

Philocle.

Quels étaient-ils pour dieu Tychiade ? Car j’ai bonne envie de savoir quelle outrecuidée arrogance il a caché sous cette tant longue barbe.

6. Tychiade.

Il est vrai Philocle que je soulais sans doute autrefois l’entrevoir quelquefois, mêmement lorsque j’étais de grand loisir. Or, comme ce jourd’hui j’eusse à parler à Leontiche (tu sais bien comme il est mon ami, et que je l’ai endoctriné dès son enfance) j’ai été averti qu’il s’était transporté à Eucrate dés le matin pour voir sa maladie : pour lesquels donc, tant pour parler à Leontiche, que pour voir Eucrate (que je ne savais point être malade), j’arrive là, sans [34] toutefois y trouver Leontiche, comme qui, ainsi qu’ils disaient, était de naguère parti : et trouve les autres, en grosse compagnie : entre lesquels étaient Cleodeme le Peripatetique, et Dinomache le Stoïque, aussi était Ion, lequel tu connais s’estimer digne de grande admiration pour la doctrine Platonique, comme qui seul a parfaitement compris la fantaisie de Platon, et qui a bien le pouvoir de faire entendre aux autres ses oracles. Regarde quels hommes je te nomme, doués de toute sapience et vertu, et tous à révérer, et presque à craindre, comme chefs d’une chacune secte. Là aussi était Antigone le médecin, je pense qu’on l’avait appelé pour la nécessité de la maladie. Or, jà semblait Eucrate mieux se porter, aussi était-ce l’une de ses maladies ordinaires, et était derechef l’humeur descendue sur les pieds. Comme donc Eucrate m’eut aperçu : il me commanda de m’assoir sur le lit près lui avec une parole un peu basse de langueur : combien qu’avant que d’entrer je l’avais ouï, braillant et criant : toutefois je m’assieds auprès en me donnant soigneusement garde de ne toucher à ses pieds, après m’être excusé de cette commune façon de langage : comme que je ne savais point sa maladie, et que là où j’en ai été averti j’y suis incontinent accouru.

7. Au regard de ces autres, ils étaient jà en propos touchant la maladie, et jà auparavant en avaient-ils parlé : au surplus, ils étaient encore dessus : chacun davantage mettait en avant quelques médicaments. Cleodeme donc disait. Si quelqu’un par ce moyen lève de terre une dent de belette de la main gauche, tuée de la sorte que j’ai dite, et qu’il la lie dedans la peau d’un lion fraichement écorché, et que subséquemment il en enveloppe sa [35] jambe, la douleur soudain cessera. Ce n’est pas en celle du lion, ainsi que je l’ai entendu dit Dinomache, mes plutôt en celle d’une biche génisse : aussi est il plus croyable ainsi, car la biche est vite, et d’un pied fort léger. Il est vrai que le lion est fort, et que sa graisse, son destre pied d’avant, et les poils qui sortent droit de la barbe ont une bien grande

vertu si quelqu’un s’en sait aider avec de chacun le propre enchantement : mais ils ne promettent pas la guérison des pieds. Lors dit Cleodeme, autrefois le pensais-je ainsi, d’autant que la biche est vite : mais dernièrement un certain homme de Lybie bien savant en telles choses m’apprit le contraire, disant les lions être plus vites que les biches, comme qui (dit il) les prennent de course : toute l’assistance louait cela comme si le lybien avait bien dit.

8. Alors dis je, pensez-vous que telles choses s’apaisent par quelques enchantements, ou par drogues pendues et appliquées par dehors, attendu que le mal soit dedans ? Ils se mirent à rire sur mes paroles, et blâmaient apertement en moi une grande faute de sens comme ignorant les choses plus que manifestes, auxquelles nul homme de bon sens contredit, qu’elles ne soient telles. Il est vrai que le médecin Antigone me semblait prendre plaisir en ma demande, car à la vérité jà de longtemps on n’en faisait conte, comme qui voulant par son art secourir Eucrate, lui ordonnait l’abstinence de vin, vivre d’herbages, et de totalement ne parler point. Cleodeme donc cependant en souriant me dit : que dis-tu Tichiade te semble il chose impossible de trouver des remèdes contre les maladies par telles drogues ? Il le me semble de vrai dis je, sinon que par aventure je sois si opilé du nez que je croie que les choses qui sont appliquées, ni ne se conjoignent [36] en rien à celles qui émeuvent les maladies, font toutefois

leur opération (comme vous dites) par je ne sais quelles barboteries, et ensorcellements : et que pendues elles y envoient la santé : cela sans point de doute n’est point possible, ni même encore que quelqu’un cousut jusques au nombre de seize belettes entières dedans la peau d’un lion de Nemée. Je suis bien assuré d’avoir souvent vu un lion clochant de douleur dedans toute sa peau.

9. Veramment [vraiment], dit Dinomache, tu es trop idiot, ni n’as jamais eu cure d’apprendre comment ces choses servent, bien étant, appliquées contre les maladies : et me semble que tu ne confesseras pas ces autres plus que notoires : comme le repoussement du retour des fièvres, ni les enchantements des serpents, ni les guérisons des inflammations des génitoires, et toutes celles que jà font les vielles : mais si toutes ces autres se font, pourquoi ne croiras tu fina[b]lement que celle-ci se fassent par semblables moyens ? Tu confonds, dis je lors, Dinomache, infinies choses ensemble, et repousses (comme on dit communément) le clou d’un clou : car il n’est point certain queles choses que tu récites se fassent par telle vertu. Et pourtant si par raison tu ne me persuades que premièrement il soit possible par nature que la fièvre, et l’inflammation craigne quelque nom divin, ou bien quelque mot barbarique et qu’à cette occasion elle s’enfuie des génitoires, tout ce que tu as récité ne sont que contes de vielles.

10. Tu me sembles (dit Dinomache) à tes propos ne croire pas qu’il soit des dieux, s’il est vrai que tu penses qu’on ne puisse par les noms sacrez remédier à nos maladies. Or ne dis [37] point cela, dis-je, car il n’y a rien qui donne empêchement que combien qu’il soit des Dieux, ces choses là toutefois ne soient fausses. Au regard de moi je porte révérence aux dieux, et vois leur guérisons et allègements, qui font à ceux qui sont travaillez de maladie (j’entends par médicaments) et comme ils les remettent sus par l’art de médecine. Et pourtant Esculapius et les successeurs médecinaient les malades en y appliquant des médicaments salutaires, non pas en liant autour, des peaux de lions, ou de belettes.

11. Laisse le là dit Ion, veramment [vraiment] je vous réciterai un cas merveilleux : j’étais encore jeune garçon de l’âge d’environ quatorze ans, quand un homme vint avertir mon père que son vigneron Midas, et en autres choses serviteur robuste et de bon travail, était étendu en mi le marché, étant sa jambe jà putréfiée de la morsure d’une vipère. De vrai ainsi qu’il liait, et accouplait les bourgeons aux échalas, cette bête vénéneuse lui a en se coulant mordu le gros orteil, puis s’est soudain retirée, et derechef fondue en son trou. Au regard de lui il s’écriait comme mort de tourment. Pendant ces nouvelles, nous voyons jà apporter par les autres serviteurs Midas sur une litière, tout enflé, et plombé, avec une apparence d’homme à demi mort, respirant quelque peu. Et comme mon père fut fort fâché de tout cela, quelqu’un de ses amis qui était là présent lui dit, ne te soucie je t’amènerai tôt un homme Babylonien de ceux qu’on appelle Caldées, qui le guérira. Mais afin que je ne le fasse long, le Babylonien vint et donna guérison à Midas, en chassant le venin du corps par je ne sais quel enchante-[38] ment, et en attachant à son pied une petite pierre d’une pucelle trépassée qu’il arracha d’une colonne. Voilà jà un cas qui n’est pas petit. Alors Midas chargeant la litière en laquelle il avait été apporté s’en est allé aux champs : tant a eu de vertu l’enchantement, avec cette pierre de colonne.

12. Faites votre compte que ce Babylonien en a bien fait d’autres totalement divines. Je vous dis que comme étant un matin allé aux champs il eut prononcé sept noms sacrés d’un vieil [vieux] livre, faisant trois tours autour du lieu avec soufre, et une lampe, il fit venir malgré eux tous les serpents du pays. Or y venaient donc, comme attraits par l’enchantement plusieurs serpents, comme Aspics, vipères, cérastes, jacules, phrines, et physales : il était demeuré un vieil [vieux] dragon, ne pouvant par aventure se trainer de vieillesse (comme je pense) lequel ne fut pas obéissant au mandement. Alors dit le magicien. Ils ne sont pas tous ici : puis envoya l’un des serpents, c’est à savoir le plus petit, choisi à part pour ambassade au dragon, lequel aussi vint quelque peu de temps après. Et là où ils furent tous arrêtés ensemble ce Babylonien siffla contre eux, et soudain nous fumes tous émerveillés qu’ils furent tous enflambés de son souffle.

13. Lors dis-je, dis moi Ion, ce serpent ambassadeur, je dis ce jeune, mena[-t-]il par la main ce dragon jà caduc, comme tu dis : ou bien si portant un bâton il s’appuyait dessus ? Tu te moques dit Cleodeme. Je t’assure que jadis je croyais moins telles choses que toi : je pensais de vrai être impossible par raison de me les faire croire : mais lors que premièrement je vis voler cet étranger là bar-[39]-bare (on disait de vrai qu’il était des monts hyperborées) je le crus, et passai condamnation, combien que j’y eusse beaucoup, et longuement résisté : car qu’eussé je fait le voyant voler en l’air, même en plein jour, cheminant aussi sur l’eau, et traversant dans le feu, même le petit pas, et posément ? Voyais-tu dis je ces choses là un homme hyperborée volant, ou cheminant sur l’eau ? Et mêmement (dit-il) chaussé de cuir cru : qui est une manière de souliers dont cette façon d’hommes se chausse. Au regard de toutes ces autres menues choses, qu’il a faites, qu’est-il besoin de les réciter, comme quoi il a fait des amoureux, chassé les esprits, ressuscité les morts jà pourris, fait voir publiquement Proserpine, et tiré la lune du ciel ?

14. Veramment [vraiment] je vous réciterai ce que je lui ai vu faire à Glaucie, fils d’Alexicle. Comme ce Glaucie eut succédé à son père naguère trépassé, il fut amoureux de Chrysis fille de Demenete : or étais-je précepteur es disciplines : et si cet amour ne l’eut détourbé de l’étude il eut parfaitement appris toute la doctrine des Peripatetiques : comme qui n’ayant encore que l’âge de dix huit ans, avait jà vu entièrement les Analytiques et de bout à autre la Physique. Outre toutefois d’amour il me déclare toute l’affaire. Au regard de moi (comme il était raisonnable, d’autant que j’étais son précepteur) je lui amène ce grant Hyperborée loué soudain la somme de quarante écus payés promptement : car il fallait faire quelques préparatifs pour les sacrifices, et au sur plus huit vins, s’il jouissait de Chrysis. Comme donc ce barbare observant le [40] croissant de la lune (de vrai la plupart de cette manière de sacrifices se fait lors) eut fouillé une fosse en un lieu découvert de la maison environ la minuit, il nous fit premièrement venir Anaxicle père de Glaucie jà trépassé sept mois avant. Or se courrouçait, et dépitait le vieillard pour cet amour, finalement toutefois il lui permit d’aimer : et par après il fait venir Proserpine, amenant avec soi Cerbère : faisant aussi lors descendre la lune qui était un spectacle de plu-

sieurs formes apparaissant à divers temps, divers. Premièrement elle se représentait en forme de femme, puis elle se tournait en une belle vache : fina[b]lement puis elle apparaissait en petit chien. Et comme à la parfin cet Hyperborée eut formé un cupidon du limon de terre, va dit-il, et amène ici Chrysis : et lors soudain ce limon volait, et peu après elle arrive, et heurte à la porte : et après être entrée, elle mourant de rage d’amour embrasse Glaucie demeurant avec lui jusques à ce que nous ouïmes les coqs chanter : et lors la lune s’envola au ciel, Proserpine entra dedans terre et tous les autres fantasmes s’évanouirent, puis mîmes hors Chrisis environ le point du jour.

15. Si tu eusses vu ces choses-là, Tichiade, tu n’eusses plus fait doute, qu’il n’y ait de grands profits en ces enchantements. Tu dis très bien dis-je, sans point de doute j’eusse cru ces choses-là, si je les eusse vues : mais il me semble que pour cette heure il me faut pardonner, si je ne puis vivement voir telles choses, que vous voyez : toutefois j’ai connu cette Chrysis (que tu dis) bonne putain, et de bonne volonté, ni ne sais pour-[41] quoi vous ayez eu besoin envers elle de cet ambassadeur de boue, ne de ce magicien des hyperborées, ne même de la lune, vu qu’avec deux écus tu l’eusses pu faire trotter jusqu’aux hyperborées mêmes. Croyez que cette dame-là s’offre merveilleusement bien aux enchantements : et à je ne sais quoi tout autre que ces fantasmes, comme qui fuient soudain qu’ils ont ouï le son d’airain, ou de fer (vous le dites ainsi) là où cette autre vous accourt au tintement de l’argent si quelque part il sonne. Outre plus je m’émerveille aussi du Magicien, que comme il puisse attraire à son amour de grandement riches femmes et tirer d’elles grandes sommes d’argent, que toutefois âpre d’un si petit gain il ait fait jouir Glaucie de ses amours pour quarante écus. Tu te fais moquer dit Ion pour ne rien croire :

16. je te demanderais que c’est que tu diras de ceux qui délivrent les demoniacles de leur transport d’entendement, chassant si manifestement ces fantasmes-là par leurs enchantements ? Il n’est jà besoin que je die ces choses, tout le monde les sait, quant hommes ce Syrien de Palestine ouvrier en telles choses sauve qui tombent à la lune, et rouillent les yeux avec une bouche pleine d’écume : lesquels toutefois il remet sus, et les renvoie sains, les délivrant de cruels maux, en prenant grand loyer. De vrai, quand il entend aux malades, et qu’il les interroge, comme quoi les esprits sont entrés dedans leur corps, le malade se tait, et l’esprit répond, parlant en langue grecque, ou barbarique, ou de quelque part qu’il soit, comment, et d’où il est entré dedans cet homme : lequel de vrai il adjure le menaçant davantage s’il n’obéit : fi-[42]-nalement il chasse cet esprit : mais encore je vous dis

pour vrai, que j’en ai vu un partant en couleur de fumée. Ce n’était pas grand cas Ion à toi de voir telles choses, comme auquel ces Idées apparaissent, que Platon père de votre secte montre : qui est une chose de vrai qui quant à nous autres hommes louches, est fort subtile à voir, et fuyante.

17. N’y a il dit Eucrate que le seul Ion qui ait vu telles choses, n’en y a il aussi pas un nombre d’autres surpris des esprits autant jour que nuit ? Quant à moi je vous promets bien ma foi que j’ai vu telles choses non pas une fois seule, mais mille : il est vrai que d’entrée je m’en étonnais, mais pour la coutume d’en voir il me semble que je ne vois rien de nouveau, ou prodigieux : mêmement maintenant depuis qu’un Arabe m’a baillé un anneau fait de fer, pris en quelque gibet, et m’a appris un versel plein de beaucoup de noms : sinon que par aventure tu ne me veuilles croire Tychiade. Comment serait il possible dis je, que je ne crusse à Eucrate fils de Dinon, homme de grande sapience, en récitant librement en sa maison, et en son privé avec autorité ce que bon lui semble ?

18. Tu ouïras encore davantage dire non seulement à moi, mais aussi à tous les nôtres, comme la statue qui apparaît toutes les nuits à tous ceux de la maison tant enfants, qu’adolescents, que vieux. De quelle statue parles-tu dis-je ? N’as tu point vu après être entré à la basse court une statue qui y est posée bien belle, et qui est un ouvrage de Demetrie, lequel avait de coutume de tailler les images en figures humaines ? Dis-tu point celle, dis-je, qui jette un plat, et qui s’incline en façon de le vouloir lancer ? [43] en se tournant à celle qui porte un plat, et ployant un peu l’un de ses genoux, et qui semble se vouloir dresser avec le jet ? Ce n’est pas cette-là dit-il : car ce lanceur de plat que tu dis est l’un des ouvrages de Myron ne pareillement la plus proche d’elle, j’entends celle, qui a la tête bandée, et qui est si belle : de vrai c’est un ouvrage de Polycle. laisse aussi celles qui sont à destre ainsi qu’on sort : entre lesquelles aussi sont assis ces Tyrannicides qui sont les images de Critia, et Nesiote : au demeurant n’as tu point vu auprès de ce cours d’eau une certaine statue avec un ventre un peu grand, chauve, et a demi nue, et avec quelques poils de la barbe arrachés : les veines bien apparentes, ayant la vraisemblance d’homme ? Il semble que ce soit ce Peliche chef des Corinthiens.

19. Je fais voeu à dieu dis je, que j’en ai vu une à destre de Saturne, qui avait des bandeaux et des couronnes sèches, et au pis quelques feuilles dorées. Je les ai dorées dit Eucrates, comme elle m’eut gari en trois jours, mourant de fièvre. Ce Pelichus donc, était quelque bon médecin ? Aussi est-il, ni ne t’en moque pas, dit Eucrate : autrement il t’assaudra bientôt. Je te promets ma foi, que j’ai aperçu, combien a de pouvoir cette statue dont tu te moques : penses-tu qu’il ne soit en elle d’envoyer les fièvres à qui bon lui semblera, puisqu’elle les peut chasser. Or je prie à Dieu, dis-je, que cette statue, qui a si grand pouvoir me soit en aide, et amie. Mais quelle autre chose est-ce que tous ceux de la maison lui ont vu faire ? Incontinent dit-il qu’il est nuit elle descend de son cul de lampe sur lequel elle est assise, tournoyant en rond toute la maison : tous accourent à elle chantant [44] quelque fois, ni ne se trouve homme qu’elle ait jamais blessé, il s’en faut tant seulement détourner : de vrai elle passe sans en rien offenser les assistants : au surplus elle se lave souvent, se jouant toute nuit, comme on peut ouïr par le bruit de l’eau. Avise donc dis-je, que par aventure cette statue ne soit point Pelichus mais ce Talus de Candie qu’on dit avoir été vers Minos. De vrai, il était de bronze, et garde de Candie : et si elle était faite de bois, et non pas de bronze, il n’y aurait point de doute que ce ne fut l’une des machines de Dédale, plutôt que l’ouvrage de Démétrius : car à la vérité (comme tu dis) elle abandonne aussi son cul de lampe.

20. Donne-toi garde Tychiade (dit-il) que par ci-après tu ne te repentes de cette moquerie. Je sais bien ce qu’advint à celui qui roba les oboles, lesquels nous lui avions pendus à la lune nouvelle. Il fallait bien dit Ion que la peine lui échut cruelle, comme qui était sacrilège : quelle punition en fit-il Eucrate ? car j’ai envie de le savoir, voire encore que ce Tychiade n’y croira en sorte du monde. Lors Eucrate : il y avait à ses pieds une grande quantité d’oboles, et autres pièces d’argent attachées à ses jambes avec cire, aussi avait-il des lames d’argent, qui étaient les vœux d’un chacun, et le paiement pour la santé de celui, qu’il avait délivré travaillant de la fièvre. Or avions-nous un méchant serviteur de Lybie palefrenier lequel la nuit osa les prendre toutes, et les emporta comme il eut vu la statue jà délogée. Mais soudain que Pelichus, à son retour s’aperçut du sacrilège qu’on lui avait fait, écoute comment il a fait la vengeance et appré-[45]-hendé le Lybien. Ce misérable tournoyait toute la nuit la basse court, comme s’il fut tombé en un labyrinthe, jusques à ce qu’au point du jour il fut trouvé saisi du larcin : et lors étant troussé, le fouet ne lui fut pas épargné, et depuis ce malheureux ne la fit pas longue, mourant misérablement pour être (comme il disait) battu toutes les nuits : tellement qu’au lendemain les marques apparaissaient en son corps. Or va maintenant Tychiade, et te moques après cela de Pelichus, en m’estimant rêver comme ayant l’âge de Minos. Si est-ce Eucrate dis-je que tant que le cuivre sera cuivre, et que l’ouvrier Démétrie, l’Alopense faiseur d’hommes, et non pas de dieux sera sur pieds, je ne craindrai jamais la statue de Pelichus, lequel même vivant je n’eusse pas fort redouté en ses menaces.

21. Sur ces paroles le médecin Antiochus prit le propos. J’ai aussi dit-il Eucrate un Hippocrate de bronze, de la hauteur presque d’une coudée, lequel tournoie en rond toute la maison, lors seulement que la lumière est éteinte, bruyant, et renversant les boites, et mêlant les médicaments, ouvrant, et fermant les huis, mêmement si quelques fois nous oublions à lui faire les sacrifices, que nous lui faisons tous les ans une fois. Hippocrate le médecin donc requiert qu’on lui sacrifie, et se courrouce, si aux temps des sacrifices dus on ne lui donne à manger ? là où il dut prendre en gré si quelqu’un lui sacrifie ou lui épand du surmout, ou bien lui couronne sa tête.

22. Écoute donc dit Eucrate, je te prouverai encore par témoins cetuy-ci que j’ai vu n’a [il n’y a] pas cinq ans. Or était venue la saison [46] de vendanges, au regard de moi après avoir envoyé environ midi les vendangeurs aux champs pour vendanger, je m’en vais à la forêt seul, pensant ce pendant et rêvant à quelque chose : et comme d’entrée j’arrive au bois, les abois des chiens se font ouïr : je pensais que ce fut mon fils Mnason, qui vint (comme il avait de coutume) se jouant, et chassant avec ses compagnons. Veramment c’était bien autre chose : car quelque peu de temps après un tremblement de terre, et après un son comme de tonnerre, je vous vois venir une femme terrible, de la hauteur presque de cinquante toises : or tenait-elle une torche à sa main gauche, et la dextre un glaive d’environ trente pieds de long, ayant en bas les pieds serpentins, et au-dessus une face ressemblant à la Gorgone, comme qui d’un horrible regard était attourée de tresses de dragons accolant les uns le col, et les autres étant épandus sur les épaules. Voyez je vous prie mes amis comment en récitant je me suis quant et quant effrayé : et sur ces paroles Eucrate montre à tous le poil de ses bras hérissé de peur.

23. Ces vieillards donc, Ion, Dinomache, et Cleodeme étaient attentifs à gueule bée comme si on les tirait par le nez, adorant en leur cœur ce Colosse incroyable de femme de cinquante toises de haut, comme un certain épouvantail gigantée. Au regard de moi, je considérais cependant quelle manière d’hommes sont ceux-ci lesquels combien qu’ils soient tenus pour sages entre les jeunes gens, et soient communément en bon estime, ne sont en rien différents des enfants, que de la tête, et barbes grises : et qui au surplus sont plus qu’eux, faciles à [47] croire des mensonges.

24. Alors Dinomache, dis-moi dit-il, Eucrate, de quel corsage étaient les chiens de la déesse ? De plus haut dit-il que les Eléphants Indiens, noirs et hérissés, et d’un poil sale, et rude. L’ayant donc vue je m’arrêtai tournant soudain au dedans de la jointure du doigt le cachet que m’avait donné l’Arabe. Prosepine aussi après avoir battu la terre de ses pieds serpentins fit un grand trou, et qui de son étrange grandeur serait égal à l’enfer : puis peu après elle est départie se jetant dedans. Au regard de moi ayant bon courage, et m’étant baissé en avançant le col je regardai, me tenant à un arbre là prochain, afin qu’étant enveloppé de ténèbres, et d’un tournoiement de tête je ne tombasse le chef premier : puis j’ai regardé tout ce qui est en enfer, comme le lac ardant de feu, Cerbère, et les esprits : tellement que j’en connaissais les aucuns d’eux : à cette cause je voyais manifestement mon père vêtu de mêmes habits que je l’avais enseveli. Que faisaient dit Ion, les âmes ? Quelle autre chose dit il, sinon que logées en un pré, elles s’entrehantent par races, et familles avec leurs amis, et parents. Or que maintenant dit Ion, viennent les Epicurées en place pour contredire au divin Platon, et à ses raisons touchant les âmes. Au demeurant ne voyais-tu point entre les esprits, Socrate, ne Platon même ? Il est vrai dit il que je vis Socrate, non pas fort évidemment, sinon que je l’ai conjecturé, d’autant qu’il était chauve, et un peu ventreux : quant à [48] Platon je ne l’ai point connu : il faut comme il me semble confesser vérité entre ses amis. Soudain donc que j’eus tout contemplé, et que la fosse s’est refermée, quelque uns de mes serviteurs me cherchant, entre lesquels ce Pyrrhias est survenu, n’étant encore l’abîme clos. Parle Pyrrhias, dis-je pas vrai ? Par mon créateur dit Pyrrhias j’ai ouï les abois par la fosse, et me semblait que le feu d’une torche entr’éclarait. Je me pris lors à rire, du témoin ajoutant davantage les abois et le feu.

25. Alors Cleodeme dit, tu n’as point vu choses nouvelles, et qu’autres que toi n’aient vues : car de plus fraîche mémoire j’ai vu étant malade quelque chose semblable à cela. Antigone que voilà était mon médecin, et me pansait, et lors était le septième jour : mais sa[vez] vous quelle fièvre ? Je vous assure plus véhémente qu’un feu. A cette cause donc tout le monde me laissant seul, se tenait hors à portes closes (aussi l’avais-tu ainsi ordonné Antigone : afin que par quelque moyen je pusse reposer) Alors se présenta devant moi veillant, un certain jouvenceau merveilleusement beau vêtu d’une robe blanche, lequel m’ayant éveillé, me mène par je ne sais quelle fosse aux enfers, comme soudain je l’aperçus en voyant Tantale, Tityus, et Sisyphe. Qu’est-il besoin que je vous récite le demeurant ? Mais après que je fus arrivé devant le siège (là était Eacus, Charron, les Parques, et les Erynnes) je ne sais qui, comme un roi (il me semblait de vrai que c’était Pluton) s’y assied nombrant les noms de ceux qui avaient à mourir, comme auxquels était advenu d’avoir passé le jour prescrit de leur vie. [49] Ce jouvenceau donc qui me menait, me présenta à lui. Alors Pluton se coléra disant à celui qui m’avait amené : sa quenouillée n’est encore filée, qu’il s’en voise donc. Mais aussi amenez-moi le bronzeur Demyle, car il vit outre sa quenouillée. Alors je m’en recours joyeux, car j’étais jà délivré de la fièvre : dénonçant à tout le monde que Demyle avait à mourir. Or se tenait-il en notre quartier étant quelque peu malade, comme il nous fut rapporté, mais bien tôt après nous ouïmes les lamentations de ceux qui le plaignaient.

26. Qu’y a-t-il en cela pour s’émerveiller dit Antigone ? J’ai connu un homme lequel le vingtième jour après avoir été enterré, est ressuscité : car je l’ai pansé avant son trépas, et depuis sa résurrection. Et comment (dis-je) ne s’est point pourri le corps en vingt jours ? Ni outre plus corrompu de faim ? Sinon que par aventure tu aies pansé quelque Epimenide.

27. Pendant ces propos sont incontinent entrés les enfants d’Eucrate revenant des luttes : l’un desquels était jà hors de page, l’autre avait l’âge d’environ quinze ans : lesquels après nous avoir salués furent assis sur le lit auprès de leur père et me fut baillé une selle. Lors Eucrate comme admonesté de la présence de ses enfants : ainsi puissé-je (dit-il) voir toujours ceux-ci en vie (jetant la main sur eux) comme, Tychiade, je te conterai choses vraies. Tout le monde sait comment j’ai aimé ma femme de bonne mémoire mère de ceux-ci. Ce que j’ai montré par les devoirs que j’ai fait envers elle, non seulement durant sa vie, mais aussi après son trepas : comme qui ai jetté dedans son feu tout son cabinet, et toute sa garde [50] robe : auxquels elle prenait plaisir pendant qu’elle vivait. Or est-il que le septième jour j’étais sur ce même lit comme ores je suis, apaisant cette douleur que j’avais d’elle : (je lisais de vrai à part moi ce petit traité qu’a fait Platon de l’âme ) cependant la même Demenete entre et s’assied près tout ainsi qu’Eucratide (démontrant le moindre de ses enfants lequel soudain trembla en enfant palissant longuement durant ce propos). Au regard de moi dit Eucrate soudain que je l’ai vue, je l’embrasse, pleurant, et soupirant. Elle au contraire ne me souffre pas faire mes cris, me reprenant que comme je lui eusse fait toutes autres choses agréables, je n’avais pas toutefois brûlé l’un de ses souliers d’or : elle disait de vrai qu’il était demeuré chu dessous le coffre, et qu’à cette cause ne l’ayant pas trouvé, nous avions tant seulement brûlé l’autre. Et comme nous devisions ensemble, un méchant petit chien qui était sur le lit pour mon passe temps, aboya, et à son aboi, elle [s’]évanouit. Mais le soulier fut trouvé sous le coffre, et depuis brûlé par nous.

28. Et puis Tichiade est-il raisonnable de ne croire ces choses si évidentes, et qu’on voit tous les jours ? Par le Dieu qui m’a fait dis-je, ceux seront dignes qu’on fesse comme enfants d’un soulier d’or si aucuns y a qui ne croient à ces choses, résistant ainsi outrecuidément à la vérité.

29. Ce pendant entrait Arignote le Pythagorique, avec perruque, et représentation vénérable : que tu as connu si renommé pour sa sapience, et surnommé divin. Or soudain que je l’ai aperçu j’ai repris haleine, pensant m’être survenu (comme on dit en commun proverbe) une certaine coignée [51] contre les mensonges. Ce savant homme disais-je clora la bouche à ces faiseurs de contes si monstrueux : tellement que suivant ce commun adage, je pensais que fortune m’eut soudain envoyé ce Dieu. Mais comme Cleodeme lui eut fait la révérence et baillé sa place, et qu’il fut assis, il s’est premièrement enquis de la maladie, et que jà il avait oui dire qu’Eucrate amendait. Mais qu’est-ce dit-il, que vous philosophez entre vous. Car ainsi que j’entrais, j’ai entre’ouï, et me semble certes que vous étiez sur quelque belle matière. Quelle autre chose dit Eucrate sinon que pour persuader à cet aimant (me démontrant) qu’il croie qu’il est des esprits, et fantasmes, et que les âmes des morts vaguent sur la terre, et se montrent à qui bon leur semble : je rougis sur cela, et baissais la tête craignant Arignote. Alors dit-il, regarde Eucrate, que Tychiade ne die par aventure, que les âmes vaguent de ceux seulement, qui sont morts par violence : comme, un suffoqué, ou qui a eu la tête tranchée, ou qui a été mis en croix, ou bien qui a laissé la vie par quelqu’autre semblable manière, et que celles qui sont passées par une mort fatale, et naturelle ne vaguent point ? Car si parle ainsi il n’est pas du tout hors de raison. Je te promets ma fois, dit Dinomache qu’il ne croit ne que ces choses là soient, ne que presentes elles soient vues.

30. Que veux-tu dire dit Arignote ? me regardant fièrement, penses-tu qu’il ne soit rien de cela ? vu mêmement que tout le monde, par manière de dire, le voit. Tu me pardonneras, dis-je, si je ne le crois : car je suis celui seul qui, entre tous autres, ne le vois point [52] mais si je l’eusse vu, je l’eusse cru tout ainsi que vous. Veramment dit-il, si tu viens quelque fois à Corinthe enquiers toi où est la maison d’Eubatide, et là où l’on te l’aura montrée (de vrai c’est auprès de la place aux luttes) et que tu seras entré, demande au portier Tibie, d’où c’est qu’Arignote le Pythagorique a chassé un esprit après l’avoir fait venir, et depuis rendu la maison habitable.

31. Qu’était-ce ? dit Eucrate à Arignote. Sans point de doute elle a été longuement inhabitable (dit-il) pour les épouvantements, et si quelqu’un y habitait, il s’enfuyait soudain de peur, chassé d’un horrible, et terrible fantasme. Parquoi la maison allait en décadence, et la couverture en ruine, ni ne trouvait homme, qui osa mettre le pied dedans. Mais après que j’en fus averti je prends mes livres (de vrai aussi en ai-je un bon nombre, d’Egyptiens touchant telles choses) et viens à soleil couchant à la maison nonobstant les remontrances, et arrêts [pressants] que me faisait l’hôte, après avoir entendu mon voyage, qu’il tenait pour une mort certaine. J’y entre toutefois seul avec une lanterne : et après avoir assis ma lumière en un grand cellier, je lisais bas étant assis à terre. Or arrive cet esprit pensant avoir à combattre avec quelqu’un du menu peuple : et qu’il me épouvanterait tout ainsi que les autres, étant hideux, hérissé, et plus noir que la nuit. Et comme il se fut présenté il m’assaillait sautillant, et essayant s’il me pourrait point défaire par quelque moyen, se déguisant maintenant en chien, puis en taureau, autrefois en lion. Au regard de moi, je vous le forçai de gagner le coin d’une chambre fort [53] ténébreuse ayant pris en ma main un versel merveilleusement à craindre ; avec un enchantement d’une voix telle que de l’Égyptien. Et lors que je m’aperçus du lieu auquel il s’était enterré, je cessai. Mais le matin tout le monde désespérant de moi, et pensant me trouver mort comme les autres, je sors contre toute espérance, et m’en vais à Eubatide, lui portant bonnes nouvelles : comme qu’il pouvait dorénavant habiter sa maison nette, et délivrée de fantasmes : et comme le prenant avec plusieurs autres (car on le suivait à cause de ce cas inopiné) je l’eusse amené au lieu, auquel j’avais vu l’esprit se cacher, je commandai d’y fouiller avec des hoyaux. Quoi fait on a trouvé à une brasse de profond un corps mort, pourri, ayant figure par le seul assemblement des os : et après l’avoir déterré nous l’avons mis en sépulture : au demeurant la maison a depuis cessé d’être troublée de fantasmes.

32. Après qu’Arignote homme d’une prodigieuse sapience, et digne d’être honoré de tout le monde eut fini son conte, il ne se trouva homme de la compagnie, qui ne me blâmât comme un insensé, ne croyant telles choses, mêmement au récit d’Arignote. Toutefois ne craignant point sa perruque, ni cette grande estime qu’ils avaient de lui, Qu’est ceci dis-je, Arignote, que toi, qui étais la seule espérance de vérité sois plein de mensonges et fantasmes ? Il m’est advenu donc en toi ce qu’on dit communément, que pour un trésor nous avons trouvé des charbons. Si aussi dit Arignote tu ne crois ne a mes contes, ne à Dinomache, Cleodemene a Eucrate, dis nous quel autre tu penses plus digne de [54] foi en ces choses qui nous dise du contraire ? Un homme certes, dis-je, bien admirable, ce Démocrite extrait d’Abdere, lequel avait une si ferme persuasion que rien de toutes ces choses n’étaient possibles à nature, que comme il se fut enclos hors des portes en un sépulcre, s’y tenant jour et nuit, écrivant et composant, et que quelques jeunes hommes désirant se moquer de lui, et l’épouvanter, accoutrés d’un habillement noir en homme mort l’assaillirent tout autour : ayant masques en tête, et souvent sautillant, il n’eut onques peur de leurs déguisements, ni ne les regarda onques, et en écrivant il dit, cessez de faire les fous : tant il a cru fermement que les âmes parties du corps n’étaient plus rien. Ne penses-tu point dit Eucrate que ce Démocrite était un homme insensé, si son opinion a été telle ?

33. Veramment [vraiment] je vous en dirai un autre qui m’est advenu, et que je n’ai point appris d’autrui : par aventure Tichiade, que tu seras forcé d’y croire après l’avoir ouï, comme contraint par la vérité du récit. Du temps que je me tenais en Égypte étant là envoyé en mes premiers ans par mon père pour apprendre, j’eus désir ayant navigué en Copte, et de la tirant à Ménon ouïr ce miracle, c’est à savoir, ce son qu’il fait à soleil levant. Lequel j’ouïs non pas en cette manière comme les autres oyent [ouïssent], qui est un son vain : de vrai il m’a davantage dit de bouche ouverte des miracles en sept vers, que je vous réciterais si ce n’était temps perdu.

34. Or en notre compagnie s’est rencontré un homme du grand Caire naviguant avec nous, et l’un de ces sacrés scribes d’une [55] merveilleuse sapience, et qui savait toute la doctrine des Égyptiens : de vrai on le disait avoir demeuré vingt et trois ans dedans des grottes, là où Isis lui apprenait la magie. Tu parles (dit Arignote) de mon précepteur Pancrate, homme saint, à tête rase, vêtu de lin, docte, parlant très bien grec, grand, camus, à lippes pendantes, et jambes menues. C’est ce Pancrate même dit Eucrate, je ne savais pas toutefois de prime face qu’il était. Mais après que je le vis, là où quelquefois nous abordions terre faire beaucoup de miracles, et mêmement en chevauchant les crocodiles les faire cheminer, hanter avec les bêtes sauvages qui lui portaient révérence, lui faisant fête de leur queue, je connus que c’était quelque homme divin, et peu à peu je gagnai gracieusement son amitié, et familiarité, tellement qu’il me communiquait tous les secrets, me persuadant finalement qu’en laissant mes serviteurs au Caire, je le suivisse seul, et que nous n’aurions point faute de ministre. Et dès lors nous véquimes [vécûmes] ainsi :

35. Car quand nous arrivions en quelque hôtellerie cet homme prenait la barre de la porte, ou un balai, ou bien le pilon lequel ayant enveloppé de robes il faisait cheminer, et sembler homme à tous les autres après avoir dit quelques enchantements. Partant donc il tirait de l’eau et apprêtait, et dressait à manger nous servant en toutes choses bien proprement. Et après avoir satisfait au service, il rendait derechef disant d’autres vers le balai, balai, et la barre barre. Ni ne trouvais moyen quelque peine que j’y misse de tirer cela de lui : de vrai il [56] le me celait combien qu’es autres choses il m’était tout ouvert. Mais un jour étant à son desçu [= insu] caché en un coin ténébreux j’entendis de près son enchantement, lequel était de trois syllabes. Et lors après avoir commandé au pilon ce qu’était de faire, il s’en alla à la place.

36. Puis au lendemain lui étant empêché là, je prends le pilon, et après l’avoir vêtu en disant ces syllabes là, de la même sorte, je lui commande de tirer eau : ayant donc rempli une seille, cesse dis-je, et sois derechef pilon : mais il ne voulut obéir tirant toujours eau, de sorte qu’il nous remplissait la maison. Or comme je ne susse résister à cela, je prends une cognée craignant que Pancrate à son retour ne se courrouçât (comme il advint) et coupe le pilon en deux parties : chacune desquelles prenant une seille tirait de l’eau tellement qu’au lieu d’un serviteur, j’en eus deux. Cependant Pancrate arrive et après être averti du cas il les retourne derechef en bois comme elles étaient auparavant l’enchantement. Mais depuis en me délaissant secrètement il s’en est allé, se dérobant je ne sais où. Pourrais-tu bien maintenant, dit Dinomache, faire un homme d’un pilon. Par ma foi, dit-il je le sais faire à demi : mais je ne le sais rendre à sa première forme : tellement qu’il nous faudrait abandonner la maison, comme pleine d’eau.

37. Ne cesserez vous point entre vous vieillards de faire contes si monstrueux, laissez à tout le moins pour l’amour de ses jeunes gens ces fables incroyables, et terribles, à un autre temps : afin que seuls ils [57] ne se remplissent d’épouvantements, et de vos prodigieux propos : il faut avoir pitié d’eux, et qu’ils ne s’accoutument d’ouïr choses telles, qu’étant toute leur vie accompagnés d’elles ils seront troublés et effrayés à chacun bruit, après qu’elles les auront remplis de toute manière de superstition.

38. Tu as très bien dit en l’appelant superstition, dit Eucrate. Mais que te semble il de cette manière de choses, je parle des oracles, et vaticinations, et de tout ce qu’aucuns inspirés de Dieu crient publiquement, et qu’on oit dedans les grottes, ou bien des choses futures qu’une vierge prédit par vers, ne les crois-tu non plus ? Au regard de ce que j’ai un certain anneau sacré avec un cachet gravé de l’image d’Apollon Pithius, lequel Apollon parle avec moi, je ne le dis pas pour ne te sembler me glorifier en choses incroyables. Au demeurant je vous veux réciter les choses que j’ai ouïes chez Amphiloche par l’esprit Malle devisant longuement avec moi, et parlant à Dieu pour mes affaires, joint les choses que j’ai vues et subséquemment par ordre celles qu’aussi j’ai vues à Pergame, et ouïes à Patres. Comme donc je revenais chez moi de l’Égypte, et que j’eus ouï dire cette vaticination de Malle être manifeste, et plus que véritable, baillant les oracles tels qu’ils consonent entièrement aux choses telles que les baille un prophète écrites dans un papier, j’ai pensé que ce serait bien fait à moi si en passant chemin j’éprouvais l’oracle, et que je requisse l’avis de Dieu touchant les choses futures.

39. Comme donc je visse ainsi qu’Eucrate tenait ces paroles, que le propos serait long, et qu’il n’avait [58] commencé une courte tragédie de l’oracle, pensant aussi que ce n’était pas le plus expédient, que seul je contredise à tous, je le laisse naviguant encore de l’Égypte à Malle, aussi entendais-je bien que ma présence leur était ennuyeuse, comme qui contredisait et repoussait leurs mensonges. Ainsi donc je m’en vais à Leontiche, car j’ai à parler à lui. Au regard de vous, puis que vous pensez que les choses humaines vous sont de petit contentement, appelez fina[b]lement les Dieux pour être participants de vos fables. Après lesquelles paroles je suis parti. Or est-il vraisemblable qu’ils s’entrefaisaient grande chère, et enivraient de mensonges, joyeux d’être ores en liberté. Crois Philocle que je viens la pensée enflée de tels propos ouïs chez Eucrate, n’ayant pas moins besoin de rendre gorge, que ceux qui sont enivrés de vin. Je te promets ma foi que j’achèterais volontiers bien cher quelque part un breuvage, qui me causât une oubliance de ce que j’ai ouï : afin que la mémoire adhérente de telles choses ne me fasse quelque offense. Il me semble de vrai que je vois des monstres, esprits, et Proserpines.

40. Philocles.

Je te jure Tychiade, que ce tien propos m’a fait quelque chose de même. Aussi dit-on que ceux qui sont mordus d’un chien enragé non seulement enragent, et craignent l’eau, mais aussi si l’homme mordu en mord quelqu’autre, que ce mordu ne sera pas moins malade, que de la morsure du chien, et qu’il craindra les eaux de la même sorte. Et pourtant avisé que comme tu sois mordu chez Eucrate de plusieurs mensonges, que tu ne m’aies communiqué la morsure, tant que tu m’as rempli le cerveau d’esprits.

[59] Tychiade.

Or mon amy ayons bon courage, vu que nous avons la vérité pour un grand remède contre cette manière de choses, avec la droite raison en tout, duquel si nous usons, nous ne serons point troublés par aucune de ces vaines, folles mensonges.

FIN.

A un seul Dieu honneur et gloire.